Un nouveau cadre institutionnel

Quelles politiques agricoles pour demain ?


Voir aussi :

  • Accords commerciaux mondiaux
  • Réorganiser les échanges internationaux
  • Relation plante/écosystème

Auteur : JF

 

 

Résumé

Devant la nécessité de nourrir neuf milliards d’hommes en 2050, les cadres institutionnels actuels ont montré leurs limites et doivent être repensés. Le secteur agricole parce qu’il est essentiel ne peut être régulé en suivant les mêmes modalités que les autres secteurs commerciaux. En voulant transposer les règles traditionnelles au secteur agricole, le cycle de discussion de Doha s’est transformé en échec où les intérêts nationaux se sont heurtés à la nécessité de lutter contre la malnutrition et la faim. Dès lors et afin de garantir un commerce équitable et durable, le cadre de négociation se doit d’être exceptionnel. La création d’une organisation mondiale de l’agriculture entre dans cette perspective en ce qu’elle confirme le statut particulier du secteur agricole et alimentaire. L’expérience de l’échec du cycle de Doha d’un marché international et libéralisé appelle à une réorganisation des échanges à l’échelle régionale entre Etats plus homogènes.

Ce nouveau cadre institutionnel serait également structuré par des politiques agricoles nationales conçues et portées par les Etats. Ce rôle nouveau des Etats prendrait plusieurs formes : organisation des marchés, incitation au changement des modes de production et de distribution, formation de politiques régionales d’aide aux agriculteurs. Des projets politiques sur le long terme et des messages clairs seraient d’importants vecteurs de changement. Toutefois, la question se pose de deux façons diamétralement opposées selon qu’on parle des pays du « Nord » ou de ceux du « Sud ». Au Nord, il s’agit de promouvoir une agro-écologie et d’organiser l’agriculture sur une base territoriale. Au Sud, il s’agit d’organiser ou de créer des marchés, de sécuriser le régime foncier et de créer des organisations régionales. Le succès de ces politiques au « Sud » reste toutefois dépendant d’une réforme de l’aide publique au développement.

Si de nombreuses critiques pointent aujourd’hui du doigt l’insuffisance et l’inefficacité de l’aide au développement, force est de constater son importance dans les investissements agricoles faits dans les pays du Sud. L’objet est donc de rendre sa distribution bien plus optimale en améliorant la coordination entre les acteurs du financement, aujourd’hui très nombreux et très disséminés. Aussi, l’aide a un rôle à jouer dans la promotion d’investissements durables, qui sans elle ne pourrait être faits par les producteurs du Sud. Garantes des bonnes pratiques, les agences de développement ne peuvent pourtant pas ignorer cet enjeu majeur : prendre en compte les réalités locales et l’aspiration à l’indépendance économique des pays en développement.



Quelles politiques agricoles pour demain ?

Comment tenir un discours sur les politiques agricoles ?

Il devrait être vraisemblablement difficile de nourrir le monde en 2050 en faisant l’économie de messages politiques clairs et ambitieux, portés par une volonté forte et une vision à long terme. Une réelle mobilisation politique associée à une créativité de l’action publique seront déterminants pour parvenir à relever les nombreux défis auquel l’humanité doit et devra faire face pour se nourrir. Alors que le discours du village planétaire, qui associe au phénomène actuel de globalisation un effacement des Etats, semble se répandre et que les négociations au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce appellent à effacer les barrières douanières et à libéraliser les échanges internationaux de denrées alimentaires, nous défendons ici l’idée que ce n’est qu’au moyen de politiques agricoles nationales et régionales renouvelées, donnant forme à un nouveau cadre institutionnel, que pourront être traités ces problèmes.

Une réflexion sur la conception de nouvelles politiques agricoles doit être avant tout une réflexion sur les échelles à laquelle il faut agir : territoriale, nationale ou régionale -au sens d’un groupement d’Etats. C’est dans l’articulation des ces trois échelles que se bâtiront les politiques agricoles de demain, en fonction des avantages dont chacune dispose par rapport au problème rencontré.

Il serait très ambitieux de vouloir apporter une solution clés en main, adaptable dans tout contexte politique. Etant donnée l’ampleur des différentiels de développement à la surface de la planète, les fortes variabilités de la solidité du cadre institutionnel préexistant, les contrastes forts entre les nombreuses sociétés agraires, nous ne pouvons pas tenter raisonnablement de tenir un discours monolithique. Un tel discours négligerait le fait qu’une politique agricole doit s’insérer dans un contexte, dans la complexité d’une société, d’une culture, d’un milieu naturel et d’une organisation politique et administrative. Nous assumons le caractère normatif du discours, en posant qu’une bonne politique agricole est une politique adaptée à un contexte, menée à une échelle pertinente, capable de susciter l’adhésion des citoyens - agriculteurs ou consommateurs -, et de répondre à un défi pluridimensionnel : produire des quantités suffisantes d’aliments de qualité, en assurant des prix de revient aux agriculteurs permettant de juguler la précarité ou la pauvreté rurale, et en limitant au maximum les atteintes à l’environnement.

Nous choisissons donc un cadre large, dans lequel à vrai dire beaucoup de déclarations politiques, si ce n’est toutes, pourraient se retrouver. Toutefois nous allons tenter à présent de décliner un certain nombre de mesures, d’esquisser des pistes d’action. Pour des raisons de clarté de l’exposition, nous devrons raisonner en deux temps, en séparant ce qu’on appelle schématiquement les Nords et les Suds.

Au Nord, vers une nouvelle modernisation

Il faut garder à l’esprit que la modernisation agricole telle que l’ont connue les Etats-Unis, l’Europe Occidentale et le Japon après la Seconde Guerre mondiale, et telle qu’elle s’est répandue ensuite dans d’autres pays dont les géants émergents d’aujourd’hui - Inde, Brésil, Chine - constitue pour beaucoup un horizon indépassable. Il s’agit pour ces pays, qui souffrent très peu de la faim ou devraient résorber leurs déficits de production étant donnée la rapidité de leur croissance économique, de lancer un mouvement comparable à cette modernisation. Pour les pays du Nord, les principaux défis sont la limitation des impacts environnementaux de l’agriculture, la redéfinition des politiques de soutien aux agriculteurs et l’aménagement de territoires agricoles.

Promouvoir une agro-écologie

Par agro-écologie, nous désignons une mouvance, une dynamique portée par un certain nombre de courants, dont l’agriculture biologique, qui partagent tous un souci de respect de l’environnement par la limitation maximale du recours aux intrants de synthèse, et de restauration des fonctionnalités des agrosystèmes.

Pour assurer un basculement du mode de production agricole et implanter des modes agro-écologiques, l’outil fiscal semble manifestement être le plus efficace. Ainsi une mesure majeure serait de taxer l’usage des intrants de synthèse tout en fixant des prix garantis pour les produits en agro-écologie avec les bénéfices de la taxation. Une politique consistant uniquement à subventionner les agriculteurs ayant adopté des méthodes d’agro-écologie serait relativement inefficace dans la mesure où il n’y aurait pas de pénalité pour les pratiques nocives, ce qui freine considérablement la transformation des pratiques culturales. Une telle taxation serait un message politique risqué mais fort et susceptible de stabiliser les horizons d’anticipation des agriculteurs. Un recours brutal à celui-ci risque cependant de créer des déséquilibres entre pays puisque les distorsions des coûts de production seraient immédiates. Cette politique peut être menée au niveau national mais il semble nécessaire de la mettre en œuvre progressivement et de l’accompagner de négociations au sein de l’espace régional dans lequel le pays s’intègre - modification de la Politique Agricole Commune pour la France par exemple.

Si cette mesure permettrait un basculement majeur, elle pourrait être associée à trois autres. D’une part, reconsidérer la valeur des terres reconverties en agro-écologie afin que la conversion, c’est-à-dire la récupération des fonctionnalités écosystémiques naturelles d’un sol, ait une valeur, et que cette valeur apparaisse dans les bilans comptables des exploitations. La conversion serait donc un actif patrimonial, ce qui n’aurait rien de choquant. D’autre part, accorder des prêts bonifiés aux agriculteurs souhaitant se convertir en agro-écologie, comme cela avait été fait pour la modernisation de l’après-guerre. Enfin, assurer des débouchés immédiats par la commande publique, en remplissant les assiettes des cantines des administrations avec des produits de l’agro-écologie. Ces trois mesures associées à des signaux-prix forts auraient des effets majeurs sur la reconversion des agricultures du Nord vers des modes agro-écologiques de production.

Ces mesures nationales gagnent à être étendues au niveau régional si le pays se trouve dans une zone de libre-échange. Pour l’Union Européenne, la réforme de la Politique Agricole Commune prévue pour 2013 devrait donc faire de l’éco-conditionnalité la seule politique de soutien aux agriculteurs, ce qui de toute évidence devrait à terme, que ce soit pour 2013 ou pour une prochaine réforme, devenir la seule raison valable de mener des politiques d’aide pour les agriculteurs du Nord étant donné les déséquilibres commerciaux internationaux que ces politiques peuvent engendrer.

Restructurer et aménager des territoires agricoles

Un mouvement massif de conversion à des méthodes agro-écologiques ne pourra être obtenu qu’à la condition de restructurer les paysages et de réorganiser les territoires, à la manière de ce qui avait été fait lors de la modernisation des années cinquante.

Il semble qu’un tel mouvement, s’il veut être socialement acceptable et ne pas sacrifier le pouvoir d’achat des franges les moins aisées de la population, doit s’accompagner de la création de filières locales de distribution. Une distribution locale permettrait de tirer les prix des produits à la baisse en diminuant le nombre d’intermédiaires, ce qui compenserait la hausse des coûts de production, mais aussi de satisfaire un consommateur soucieux de connaître l’origine des produits qu’il mange. Les AMAP ou les ventes à la ferme sont de bonnes structures. Le plus gros problème de ce type de distribution est celui des villes, étant donné la rapidité des changements de statut des terres, gagnées par l’urbanisation. Face aux dynamiques de périurbanisation, il s’impose de concevoir des schémas d’aménagement suffisamment rigides, et éventuellement opposables, fixant le régime d’utilisation des sols et permettant de conserver des ceintures d’agriculture périurbaine. Une action sur les décisions relatives aux modes d’utilisation du sol est donc souhaitable, en réinventant des schémas d’aménagement.

Enfin, la constitution de réseaux d’innovation à l’échelle d’un territoire permettant aux agriculteurs de partager leurs savoirs, les résultats des tests de nouvelles méthodes culturales, et de communiquer avec des chercheurs agronomes, est souhaitable. Les nouveaux types d’agriculture que nous défendons impliquent une maîtrise par les agriculteurs de leur propre innovation [1], et de nouvelles relations avec la recherche. Refaire du mot bricolage un éloge et non un terme péjoratif apparaît comme un élément majeur. Une politique intéressant consisterait à favoriser l’émergence de ce type de réseaux sur un territoire, en élargissant les possibilités des collectivités de lancer des appels à projet de recherche et d’innover quant aux parties prenantes de ces projets et à leurs modes d’interaction. Faciliter la création de ces collectifs, sur le modèle des CUMA en France pendant la modernisation des années cinquante par exemple, est donc un objectif majeur des politiques agricoles.

Au Sud, vers un développement agricole soutenable

Des politiques agricoles dans les pays du Sud doivent composer avec des carences institutionnelles, une instabilité politique et une pauvreté qui demandent inévitablement de poser la question dans d’autres termes qu’au Nord. Pour ces pays d’Afrique, d’Asie du Sud et d’Amérique Andine majoritairement, la hausse des productions et la résorption de la pauvreté rurale sont les objectifs généraux des politiques agricoles, mais doivent être associés à une préservation des fonctionnalités écosystémiques des terroirs agricoles. Trois axes prioritaires peuvent être dégagés : la structuration des marchés de produits alimentaires, la sécurisation foncière et la régionalisation des politiques agricoles.

Organiser les marchés

Manifestement, l’ajustement structurel des années 1980 a été fatal aux politiques agricoles des pays du Sud et il semble que les politiques menées avant ces mesures devraient réapparaître, certainement sous une forme légèrement différente. Le désarmement douanier a désarmé les agricultures du Sud du simple fait des différentiels considérables de productivité entre les agriculteurs du Sud et leurs homologues du Nord. Un préalable à toute politique agricole doit être l’introduction mesurée du protectionnisme afin de développer l’offre intérieure et d’endiguer la pauvreté des agriculteurs. Ce développement de l’offre doit se faire en parallèle de la création de mécanismes transitoires de garantie des prix des cultures d’exportation, sur le modèle des anciennes caisses de stabilisation, et des modalités d’une péréquation des prix au niveau national, afin de ne pas dualiser les agricultures. Le caractère transitoire et modulable des aides doit être affirmé, afin de ne pas créer de situations de dépendance. Les sociétés de développement régional telles qu’elles existaient avant l’ajustement structurel sont des structures dont la réimplantation doit être étudiée, tout comme celle des anciennes sociétés responsables des aménagements hydrauliques. Ces réimplantations ne signifieraient pas des retours en arrière : ce sont, à condition d’une maîtrise du risque de corruption, des vecteurs de développement agricole et rural considérables. Essentiels pour structurer l’offre de produits agricoles, ces dispositifs ne pourront se passer d’un investissement dans les infrastructures de transport, que nous pouvons attendre des financements internationaux de l’aide au développement. La question du recours aux intrants de synthèse se pose, et si nous nous opposons à une politique de subventions massives pour ces produits, nous pouvons penser que de manière transitoire, permettre aux agriculteurs les plus pauvres d’utiliser de petites doses d’engrais ou d’herbicides est acceptable dans la mesure où cela permettrait un décollage économique. Nous soumettons cette idée au caractère transitoire de la mesure et au contrôle strict des doses délivrées. Toujours est-il que la construction d’un marché national ou du moins de marchés locaux ne subissant pas la concurrence des agricultures du Nord est un élément fondamental.

Réduire l’insécurité foncière

[2] L’objet des politiques foncières est principalement de définir les types de droits reconnus, les modes légaux d’accès au sol, son statut d’occupation et son usage, de garantir et authentifier les droits de propriété et d’usage du sol. De nombreux projets ont consisté à distribuer des titres de propriété privée, mais les coûts de ces opérations et leur négligence de la dimension culturelle du mode d’occupation des terres ont conduit à leur progressive mise à l’écart. La sécurisation foncière est un élément fondamental de la réduction de la pauvreté en milieu rural, et la corrélation « forte sécurité foncière/taux de croissance élevé » se vérifie avec une régularité surprenante, ce qui s’explique rapidement : une fois que l’agriculteur sait qu’on ne lui retirera pas l’usage de sa terre du jour au lendemain, il peut investir et avoir une vision de long terme. Renouveler l’action sur la sécurisation du foncier passerait par l’intégration des pratiques locales et des normes coutumières : par exemple l’Etat pourrait reconnaître la légitimité d’instances locales de gestion foncière - traditionnelles ou collectivités territoriales élues - et leur responsabilité en matière de gestion des ressources naturelles, avec un encadrement plus ou moins fort de ces prérogatives. Cela permettrait d’obtenir l’adhésion des populations concernées et pourrait avoir un véritable effet-tremplin, surtout si on l’associe à des crédits bonifiés et l’accès à des mécanismes d’assurances. Cette approche décentralisée de la sécurisation peut également être imaginée pour l’utilisation de la ressource en eau. La possibilité de restriction des prérogatives des acteurs locaux de gestion permettrait de gérer durablement ces ressources.

Créer des organisations régionales

Pour des pays dont les ressources financières sont maigres, il peut être possible de réaliser en quelque sorte des économies d’échelle en prenant des mesures à un niveau macrorégional. L’idée serait de privilégier les productions locales et les échanges entre les pays-membres afin de limiter la dépendance aux importations alimentaires. Pour encourager production et échanges locaux, on pourrait imaginer des prix agricoles régulés, des politiques d’accompagnement des agriculteurs - accès au crédit notamment -, et la définition d’un tarif extérieur commun. Les chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté Économique Des États d’Afrique de l’Ouest - CEDEAO - se sont mis d’accord en 2005 pour la création d’une zone de ce type [3] , mais le projet balbutie faute de financements. Le fonds de développement agricole créé par la CEDEAO pourrait être alimenté par l’aide internationale, ce qui permettrait de consolider ce type de projets. Mais les bailleurs n’ont que peu d’incitations à financer ces structures, et une réforme de l’aide publique au développement semble dans ces conditions souhaitable.


Sources :

[1] Brice Auvet, « La place de l’agriculteur dans son exploitation »

[2] « Gouvernance foncière et sécurisation des droits dans les pays du Sud », Livre Blanc des acteurs français de la Coopération, juin 2009

[3] « Jean Balié, Ève Fouilleux, “Enjeux et défis des politiques agricoles communes en Afrique : une mise en perspectives avec l’expérience européenne », Autrepart, n°46, 2008 »

Contact

■ Adresse
CERES
École Normale supérieure
45 rue d’Ulm
F-75230 Paris cedex 05
et (salle de cours du CERES et bureau supplémentaire) :
24 rue Lhomond
75005 Paris
48 boulevard Jourdan
75014 Paris

Contact : 01 44 32 38 51

■ Direction
Alessandra Giannini, Marc Fleurbaey

■  Direction du master "Science de la durabilité"
Corinne Robert : corinne.robert[at]ens.psl.eu

■  Responsable pédagogique
Yaël Gagnepain : yael.gagnepain[at]ens.psl.eu
Master "Science de la durabilité" : Charles Claron - charles.claron[at]ens.psl.eu

■  Responsable partenariats acteurs non-académiques
Annabel Lavigne : annabel.lavigne[at]ens.psl.eu

■ Administration
Kadija Aouni : kadija.aouni[at]ens.psl.eu
Master "Science de la durabilité" : à venir
Blandine Lathuilllière (chargée de projet transition écologique et sociale) blandine.lathuilliere[at]ens.psl.eu

 

Plan